theologie.geschichte - Zeitschrift für Theologie und Kulturgeschichte

Emmanuel Faye

Pour l’ouverture des Archives Heidegger  

(Anmerkung der Redaktion: Der folgende Aufruf zur Öffnung der Heidegger-Archive erschien in Le Monde vom 5. Januar 2006. Wer sich diesem Aufruf anschließen möchte, kann dies per E-Mail der Redaktion mitteilen. Die Liste der Unterzeichner wird laufend erweitert.)

Pour la première fois, Martin Heidegger figure comme l’un des deux grands auteurs de l’écrit au programme de l’Agrégation de philosophie, avec Spinoza. Outre le fait que l’auteur de Etre et temps a présenté l’auteur de l’Éthique comme „un corps étranger dans la philosophie“, cette décision pose de graves problèmes. Le premier est juridique : vu l’interdiction par les ayants droit de la reproduction dans les manuels de textes de Heidegger, les jurys ont décidé de ne plus mettre cet auteur à l’écrit du baccalauréat depuis 1984.

Le second problème résulte des entraves à la recherche : les Archives Heidegger sont, jusqu’en 2026, en grande partie fermées aux chercheurs, son fils Hermann n’accordant son autorisation qu’à ceux qui montrent en quelque sorte patte blanche. C’est ainsi qu’il avait interdit l’accès des archives à Victor Farias, l’auteur en 1987 d’un livre pionnier sur Heidegger et le nazisme. De ce fait, la vérité n’apparaît que très lentement. Il aura fallu, par exemple, que nous ayons reproché à son fils d’avoir caché que Heidegger avait voté pour le parti nazi dès 1932 pour qu’il le reconnaisse enfin publiquement dans une lettre à la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 15 novembre 2005.

De nouveaux éléments, cependant, sont apportés par une anthologie de lettres à son épouse Elfride. Ils sont accablants. On découvre en effet la radicalité de l’antisémitisme et du racisme qui habitent Heidegger dès les années 1910. Voilà ce qu’il dit le 18 octobre 1916, en pleine guerre, à sa fiancée : „L’enjuivement de notre culture et des universités est en effet effrayant et je pense que la race allemande devrait trouver suffisamment de force intérieure pour parvenir au sommet“[1] . Pour que la race allemande accède au sommet, elle a besoin d’un guide (Führer). A cet égard, très tôt, Heidegger a arrêté son parti : dans sa lettre du 17 octobre 1918, il déplore „la perte complète de but et le vide“ dans „la vie et la constitution de l’État“ et il conclut : „je reconnais de manière toujours plus pressante la nécessité du Führer“.

Par ailleurs, la légende d’un Heidegger apolitique est balayée par cette correspondance. Son adhésion intellectuelle au nazisme y est manifeste dès 1930. Dans une lettre du 2 octobre 1930, à propos du procès de Leipzig où trois officiers de la Reichswehr sont accusés de haute trahison pour avoir formé une cellule nazie, il indique à Elfride qu’il possède déjà un exemplaire du Völkischer Beobachter et il se réjouit que „le procès de Leipzig semble déjà retomber sur les fameux accusateurs“. C’est donc à un quotidien nazi qu’il se fie pour s’informer de l’actualité politique et la commenter. Si Heidegger critique avec Alfred Baeumler, nazi inconditionnel qu’il évoque maintes foisdans les lettres de cette période, le niveau culturel des nationaux-socialistes et de leur presse, il n’en souligne pas moins que „le mouvement a sa mission“ (lettre du 18 juin 1932).

L’antisémitisme foncier de Heidegger se voit aussi à ses réflexions sur Jaspers et sur l’affection profonde de ce dernier pour sa femme, qui est juive. „Je suis ébranlé de voir comment cet homme, purement allemand, à l’instinct le plus authentique, qui perçoit la plus haute exigence de notre destin […] demeure lié à sa femme“. Ce n’est que „dans sa relation originelle avec les Grecs“, poursuit Heidegger, que „la métaphysique du Dasein allemand pourra devenir agissante“, et „Jaspers pense assurément trop en fonction de l’humanité“ (19 mars 1933). Bref, Heidegger voudrait que le Dasein allemand renonce à toute pensée de l’humanité comme telle et coupe tout lien avec les juifs, pour se rattacher exclusivement à une Grèce mythifiée.

On relèvera enfin en quels termes Heidegger commente la Seconde Guerre mondiale : le 18 mai 1940, au moment où les armées motorisées du IIIe Reich déferlent sur la Hollande, la Belgique et la France, il loue les Allemands d’avoir conçu „la domination totale de la technique“ tout autrement qu’en 1917, et n’hésite pas à parler de „la légalité intérieure de la technicisation inconditionnée de la guerre“. Nous sommes loin de ses discours d’après 1945 sur l’errance de la technique planétaire assimilée au nihilisme !

Or les propos antisémites et racistes de Heidegger ne sont pas sans répercussion dans l’œuvre même. Les formules de 1916 citées plus haut sur l’enjuivement et sur la race allemande constituent en effet l’amorce d’un programme de domination raciale qu’il exposera une quinzaine d’années plus tard dans ses cours de philosophie, alors qu’Hitler sera au pouvoir. Il parle alors d’“exploiter à fond les possibilités fondamentales de l’essence de la souche originellement germanique et de les conduire jusqu’à la domination“ (Gesamtausgabe, t.36/37, p.89). Entre temps, il s’est employé, dans son cours du semestre d’été 1927, à détruire la notion de genre humain en proposant de traduire le genos grec par les mots „lignée, souche“ et en parlant désormais au pluriel des „souches“. La même année, il affirme dans Etre et tempsDasein) authentique entendue comme communauté (Gemeinschaft), comme peuple, doit se choisir „son héros“ afin de „se rendre libre pour la poursuite du combat“. Et dès l’hiver 1929-30, dans le cours intitulé Les concepts fondamentaux de la métaphysique, où il récuse ce qu’il nomme „l’imbroglio politique“ de l’Allemagne de Weimar et appelle à „être dur“, il a abandonné la question „qu’est-ce que l’homme ?“ pour la question „qui sommes-nous ?“. En 1933-34, il précise dans ses cours que le „nous“ en question ne désigne que le peuple allemand, le seul à avoir encore un „destin“. A cette date aussi, il explicite dans un séminaire ce qu’il nomme la „santé du peuple“, par référence à „l’unité du sang et de la souche“ et à la „race“.

Si l’on se rapporte à l’ensemble des textes cités plus haut, il est extrêmement préoccupant de voir Etre et temps et les deux cours des années 1927 et 1929-30, mis pour la première fois au programme de l’écrit de l’Agrégation. Fallait-il charger l’Université française d’un tel poids? Et la pensée n’a-t-elle pas aujourd’hui besoin de tout autres bases ?

On souhaiterait du moins que cette situation soit l’occasion d’un réexamen de fond des écrits de Heidegger. Or, pour que toute la lumière soit faite sur ses intentions profondes et sur son implication dans le nazisme, il est indispensable que tous les chercheurs aient accès à l’ensemble des archives des intellectuels les plus compromis dans l’hitlérisme, à commencer par les archives Heidegger de Marbach et les archives Baeumler de Munich. On sait en effet, par une lettre à Elfride, que Baeumler continue en 1943, l’année même où il fait paraître son éloge d’Alfred Rosenberg, à correspondre avec Heidegger. Cependant, la lettre de Baeumler n’est pas rendue publique. Le président de la République française avait montré l’exemple en déclassifiant, en 1988, le dossier Heidegger conservé aux archives du Quai d’Orsay. C’est pourquoi nous lançons un appel solennel aux responsables allemands et européens pour que le droit à la vérité historique et philosophique soit enfin assuré et que, soixante ans après la fin du régime nazi, ces archives soient ouvertes à tous les chercheurs.


[1] „Die Verjudung unsrer Kultur u. Universitäten ist allerdings schreckerregend u. ich meine die deutsche Rasse sollte noch soviel innere Kraft aufbringen um in die Höhe zu kommen.“ „Mein liebes Seelchen !“ Briefe Martin Heideggers an seine Frau Elfride 1915-1970, éditées et commentées par Gertrude Heidegger, Munich, 2005, p.51

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