Donata

Approche socio-spirituelle d’éducation à la paix

de

Donata Uwimanimpaye


1. Contexte historique africaine d’éducation à la paix
L’essentiel de l’éducation dans l’ancienne culture rwandaise était en rapport avec la société rwandaise et tendait à conserver et à consolider ses structures.[1] C’était d’une part une société hiérarchique fondée sur le respect total de l’autorité établie et d’autre part une société religieuse expliquant la vie individuelle et sociale par l’action du monde divin et invisible. L’individu se trouvait fortement intégré au groupe, auquel il était soumis et qui lui apportait aide et équilibre. L’éducation à la paix au Rwanda comme dans d’autres pays d’Afrique se situe donc dans le cadre d’éducation aux valeurs en mettant l’accent sur l’harmonie, la communion, la solidarité. Il s’agit de la transmission du patrimoine culturel commun, qui comportait entre autres valeurs la perception de soi comme individu et comme membre de la société.

1.1 La perception de soi comme individu
Le concept de "Umutima" (le cœur) comme individualité de la personne, a été développé dans la philosophie rwandaise par Nothomb[2] et Kagame.[3]
Selon ces auteurs l'harmonie fondamentale réside dans le cœur de l'homme et cela est trouvé dans la croyance des Rwandais: "Kami k'umuntu ni umutima we", « le petit roi (ou le guide) de la personne est son cœur ». Umutima est un mot dans la langue de "Banya-Rwanda" (peuple du Rwanda) qui, assez tôt, est devenu très important pour les connaître et les décrire; un mot dans lequel ils veulent exprimer ce qui est le plus humain chez l'homme et qui fait l'unité. Ainsi, en examinant les proverbes vernaculaires et de sagesse, ce qui caractérise l'homme n'est évidemment pas "umubiri" (le corps), ni même "ubuzima" (vie), ni "igicucu" (ombre), ni "ubwenge" (connaissance et compétence), mais "Mutima".[4]

En psychologie, le cœur a la capacité de comprendre la situation pour conduire l’individu à se comporter d’une manière adéquate, ce qui s’approche un tout petit peu du bon usage de l’intelligence émotionnelle. Une personne qui a le cœur à sa juste place (ufite umutima mu gitereko) est une personne paisible, qui a la paix intérieure et qui peut donc donner la paix aux autres. Allant dans le cadre spirituelle, nous parlerons de la maturité à acquérir pour être artisan de paix. Selon Kagame[5] les éléments de base de l'éthique « fondamentale » dans « la philosophie bantoue rwandaise de l'être » sont trois: la « fin ultime » ou la survie en procréation, « être » ou vivre en harmonie avec l’autre et la nature , et enfin le « cœur » ou ce qui constitue l'instance suprême de "moralité" et de responsabilité par "libre choix", d’où cet adage : « le petit roi (ou le guide) de la personne est son cœur ». Ainsi, pour avoir une bonne conscience ou bonne 'Mutima', dans le sens du « libre choix », un être humain doit être éduqué depuis son enfance à travers différentes étapes.

1.2 La perception de soi comme membre de la société
Panu-Mbendele[6], se fondant sur le discours théologique négro-africain de Bimwenyi-Kweshi[7], développe la thèse de la « membralité » entendue comme fondement de toute la conception négro-africaine de l’homme et de l’univers dans lequel il s’est trouvé placé. Toute sa thèse repose sur l’idée que l’agir de l’homme africain ne peut être vraiment compris que si l’on tient compte de la conception selon laquelle l’homme est un être fondamentalement relié à Dieu (la théotropie, membralité verticale), au monde des vivants et des morts (membralité horizontale) et à l’univers tout entier (osmose, membralité cosmique). Par conséquent, la paix n’est rien d’autres que la tranquillité du cœur que l’on éprouve une fois que l’on est en bonnes relations avec Dieu, avec les autres, y compris soi-même, et avec l’environnement.

2. Problématique
L’éducation à la paix rencontre beaucoup de difficultés, entre autres, selon le cardinal Parolin (2015)[8], « celui de replacer l’humain au centre ». J’en conviens avec l’auteur car la paix semble être une valeur transcendée par la grâce divine. En effet, ceux qui se réclament chrétiens ne peuvent pas aller très loin en oubliant que leur guide, le Christ lui-même, leur a laissé sa paix à transmettre (Jn 14,27). C’est la paix dont tout le monde a besoin même si les interprétations diffèrent selon l’éducation reçue. Mais d’autres défis sont aussi à explorer, comme le manque de respect aux valeurs locales, le repli identitaire des cultures qui ne veulent pas s’ouvrir aux autres, l’esprit égocentrique de ceux qui veulent imposer leurs valeurs aux autres et maintenir leur contrôle. Tous ces mouvements affectent l’éducation des jeunes générations en créant en elles des faiseurs de paix ou des amateurs de la violence.

Pour les chrétiens, la paix est la personne de Jésus-Christ car c’est lui le Christ qui est notre paix (Eph 2, 14-18). Même ceux qui ne sont pas chrétiens croient en une divinité qui leur assure la paix, ce qui nous donne une pierre angulaire pour l’éducation à la paix. Toutefois, selon le pape Benoît XVI, «la paix n’est pas seulement un don à recevoir, mais bien également une œuvre à construire»[9]. Cela implique qu’il y a des artisans de paix (Mt 5,9), soucieux de s’éduquer et d’éduquer les autres à l’empathie, à la compassion, à la solidarité, à la collaboration, à la fraternité, à la tolérance... Il leur faut aussi être actifs au sein de la communauté et être vigilants à éveiller les consciences sur les questions nationales et internationales et sur l’importance de la recherche de modalités adéquates pour la redistribution de la richesse, pour la promotion de la croissance, pour la coopération au développement et pour la résolution pacifique des conflits. L’éducation à la paix nécessite donc la tâche d’apprendre d’une part à être attentif pour dépendre totalement du don de Dieu, mais d’autre part à être actif pour répandre la bonne nouvelle de la paix partout au monde mais spécifiquement dans l’éducation des jeunes comme le souligne le pape Jean Paul II. « Un devoir s'impose donc à tous ceux qui aiment la paix, celui d'éduquer les nouvelles générations à ces idéaux, afin de préparer des temps meilleurs pour toute l'humanité. […]<Pour parvenir à la paix, éduquer à la paix >. Cela est aujourd'hui plus urgent que jamais, car les hommes, devant les tragédies qui continuent d'affliger l'humanité, sont tentés de céder au fatalisme, comme si la paix était un idéal inaccessible.»[10].

3.  Education à la réceptivité de la paix
La paix est inhérente à la sécurité humaine, c’est pour cela que dans toutes les confessions, dans tous les domaines et dans toutes les disciplines, nous parlons de l’éducation à la paix au niveau social et spirituel en laissant ouvert les discussions dans les domaines philosophique, économique et politique par les experts en la matière. L’approche est donc holistique : elle est inclusive car tout apport constructif est bienvenu.

3.1 La paix comme don de Dieu
Le psychologue social américain[11] trouve qu’il y a un besoin de transcendance qui se met en place seulement quand les autres besoins sont satisfaits et que c’est en satisfaisant à ce besoin qu’on entre dans une vision nouvelle de la vie harmonieuse. D’autres recherches américaines en neuropsychologie et neurothéologie[12] montrent que l’aspiration à la transcendance ou le besoin de Dieu est connaturel au cerveau. Selon le psychothérapeute Peck[13], la voie spirituelle est une voie offerte à tout être humain, indépendamment de sa religion. Le don est là, mais le défi d’aujourd’hui est que beaucoup sont trop préoccupés pour écouter le langage de paix et d’amour. Vivre près de Dieu nécessite tout simplement que nous fassions de lui notre premier amour, notre plus haute priorité et que nous apprenions à nous connecter à sa présence vivante en le recherchant en silence (col 1, 27).

3.2 S’exercer à accueillir la paix comme don de Dieu
Si selon le philosophe et théologien rwandais, Ntezimana[14], Dieu est l’essence de la vie humaine, s’il en constitue ainsi le centre, alors on ne peut le voir, c’est-à-dire devenir conscient de lui, que par méditation[15], ce voyage qui mène à son propre centre. Ntezimana emprunte à la voie de Kibeho[16] les étapes principales de la méditation que fait la voyante Nathalie Mukamazimpaka sous la dictée de notre Dame de Kibeho. La voici, en langue originale[17]: « Gusenga, wihana wibabaza wigomwa, ukababara wishima » (= prier, en faisant ascèse, et souffrir dans la joie).

Le premier élément de cette méditation, c’est gusenga = prier, dans la double démarche de louer Dieu (gutaka Imana) et de crier vers Dieu (gutakira Imana).

a) Louer Dieu, c’est d’abord le percevoir correctement comme un Dieu aimant, et se savoir aimer de lui génère un sentiment de sécurité qui permet de déployer toute sa puissance pour le louer ! Le sentiment primitif de Dieu est ainsi jubilation et c’est elle qui est véritable louange. Cette jubilation est la grande santé de l'être interne et éternel, santé qui donne à l'humain de tout supporter sans se départir de sa joie. Cette réflexion de Ntezimana épouse l’expérience de Rohr[18] qui nous recommande la contemplation comme l’un des chemins où se trouve la vraie paix que Dieu donne et que le monde ne peut nous arracher.

b) Crier vers Dieu, c’est lui présenter son désir pour qu’il soit accompli, car tout est déjà donné, il suffit de venir le prendre. Demander correctement, c’est affirmer qu’on a reçu avant d’acquérir, et remercier pour le don de ce qu’on ne tient pas encore.

Le deuxième élément de la méditation de Kibeho consiste à kwihana, kwibabaza, kwigomwa, « se punir, se faire mal, renoncer », termes qui signifient simplement le nécessaire renoncement au goût de la mort pour permettre au processus de développement et de bien-être de la personne de prendre place.

La troisième composante de cette méditation consiste à kubabara wishima, « souffrir dans la joie ! » C'est l'état même de ceux qui « voient Dieu », c’est-à-dire la perfection de son plan en toute chose. Ils habitent ainsi « le ciel » sur la terre des vivants. « Le fond de leur être est jubilation et non tristesse ». C’est la paix permanente malgré les tribulations de ce monde.

La méditation est une des voies vers le développement spirituel que Peck[19] résume en quatre points sur lesquels la personne peut évaluer elle-même où sa croissance a été arrêtée et décider d’avancer à la découverte de la vraie paix:
a) Le premier pas de développement est l’étape chaotique ou antisociale qui contient des personnes dont le système de croyance est profondément superficiel, sans principe pour la mise en pratique de leurs croyances.
b) Le deuxième niveau ou l’étape formelle ou institutionnelle est le stade où les gens suivent la loi à la lettre en donnant très peu de place à l’amour, à la miséricorde.
c) Le troisième niveau ou l’étape sceptique ou individuelle est le propre de la plupart des séculiers d’esprit scientifique, rationnel, moral et humanitaire.
d) Le quatrième niveau ou l’étape mystique ou de communion est celle des personnes qui ne sont plus emprisonnées par leurs propres recherches, leurs théories et leurs raisonnements mais s’en détachent en s’attachant à la source[20].

Cette démarche de la spiritualité contribue à l’éducation à la paix, dans ce sens que, comme nous venons de le voir, elle décentre la personne d’elle-même et de la loi en l’ouvrant à la puissance de l’amour. L’accueil du don de la paix délivre la personne du souci de contrôle sur les autres, sur l’avenir et d’autojustifications qui engendrent les violences envers les faibles. Ces niveaux sont là pour nous aider à nous évaluer comme éducateurs et voir quel chemin il nous reste encore à faire à l’école du Saint Esprit pour ne pas trahir notre mission.

Le fait que la personne est connectée à Dieu et à elle-même va lui assurer l’équilibre interne, mais cet équilibre n’est maintenu que dans la connexion avec les autres personnes, ce qui l’invite à la tolérance ou à l’acceptation des différences et au service de l’autre, d’où l’éducation aux valeurs de la paix.

4. L’éducation à l’artisanat de la paix
Connaître la paix du Christ-Roi comporte l’abolition de toute forme de séparation et de discrimination entre les personnes, pour édifier la communauté humaine dans la concorde en ramenant toutes choses sous un seul Chef, le Christ (Ep.1, 3-10).

4.1 Education à la tolérance et à la reconnaissance des valeurs de l’autre
4.1.1 Education à la tolérance
Selon Bar-Tal et Rosen[21], la tolérance consiste dans la reconnaissance et l’acceptation des droits de tous les individus comme ceux de tous les groupes à avoir des pensées, des opinions, des attitudes, des souhaits et des comportements. Elle est liée à la capacité de la personne de supporter, d’admettre et même d’écouter les opinions qui contrarient les siennes. Cette attitude implique de jeter, premièrement les stéréotypes ou pensées et croyances négatives au sujet des autres, deuxièmement les préjugés ou sentiments négatifs vis-à-vis des autres comme la peur, le dégoût et la haine, et troisièmement des comportements discriminatifs comme l’exclusion et la dévaluation.

Amener les personnes, surtout les jeunes à mettre activement en doute les biais qui consistent à se placer toujours dans la bonne position, erreur de la croyance selon laquelle leur propre groupe, leur système de croyance et leurs manières de vivre sont meilleurs et supérieurs à ceux des autres groupes, revient à leur donner l’occasion d’apprendre à propos de la contribution des autres dans la société locale ou internationale et d’oser s’émerveiller de tout ce qui est bien (Phil. 4, 7-9).

Apaiser les sentiments de menace, de colère, de haine et de peur, qui animent certaines personnes intolérantes, envers ceux dont les croyances divergent des leurs, implique le dépassement de l’esprit narcissique qui veut toujours avoir raison, toujours occuper la première place. C’est un esprit d’enfance qui a besoin de céder la place à l’esprit adulte qui permet aux autres d’exister.

Des comportements adéquats pour la paix s’engagent dans des débats, dans un dialogue constructif défiant ces systèmes exclusifs de croyances en favorisant la connaissance de soi et des autres, la communication et la liberté de penser et d’expression. L’éducation à la tolérance comme habitude favorable à la paix pourrait engendrer et faciliter plus tard les débats publics car elle offre l’occasion de considérer les opinions qui contrarient les croyances dominantes et d’encourager le développement des avis alternatifs sur le conflit.

4.1.2 Education à la reconnaissance des valeurs de l’autre
Au moment où l’Occident s’est lancé dans le processus de prévenir l’esprit d’hégémonie par l’école, en privilégiant le renforcement d’une éducation à la philosophie et à la citoyenneté, les choses se passent autrement au Rwanda. En effet le système éducatif au Rwanda est tributaire de l’ancienne éducation culturelle (Itorero) et religieuse (tolérance de plusieurs confessions) privilégiant les valeurs morales et religieuses qui soutiennent l’unité et la réconciliation. Ces valeurs choisies ne sont pas différentes des valeurs universelles. Ce qui diffère c’est la pratique car au Nord comme au Sud il y a encore le prosélytisme, le fanatisme et l’esprit de grandeur qui menacent quotidiennement la paix et le vivre ensemble dans nos sociétés. Par cet esprit de domination et d’égoïsme, partout dans le monde, les droits et les libertés des minorités[22] sont bafoués. L’éducation à prise de conscience de l’existence des groupes minoritaires, la reconnaissance de leurs valeurs constructives et leur intégration est un défi à relever dans l’éducation mondiale aux valeurs de la paix.

Bishyanuka[23] a classé les valeurs rwandaises en 3 catégories selon l’ordre d’importance :
Groupe A : La vie (ubuzima), l’humanisme (ubumuntu), le cœur (umutima), la générosité (ubuntu).
Groupe B : L’éducation humaine, morale et religieuse (uburere), l’intelligence (ubwenge), le courage ou l’héroisme (ubutwari).
Groupe C : La paix (amahoro), l’amitié (ubucuti), la solidarité (ubufatanye).
Les deux premiers groupes comportent des valeurs internes liées à la vie humaine et à la socialisation tandis que les valeurs du troisième groupe ne viennent qu’à la suite de ces premières.

En empreintant le langage philosophique d’Axel Honneth, interprété par Courtel[24], nous essayons d’expliciter comment les trois sphères et trois formes de la constitution de l’identité personnelle et de la reconnaissance (l’amour ou socialité primaire, le droit et la solidarité) constituent le noyau conflictuel et la clé de voute pour les relations humaines positives.

Parmi les mépris mentionnés par Axel Honneth on note le fait de se rendre maître d’un corps d’un autre contre sa volonté, ou le soumettre à une humiliation qui détruit la relation pratique qu’il entretient avec lui-même.

La confiance acquise par un sujet, grâce à l’expérience de l’amour, en sa capacité de coordonner son corps de façon autonome est altérée par l’expérience de la violence physique dont résultent la honte sociale, perte de la confiance en soi et dans le monde, qui affectent la relation pratique de l’individu avec d’autres et cela jusque dans sa dimension corporelle; ce qui provoque la mort psychique et réelle.

Viennent ensuite l’exclusion de certains droits[25] ou l’atteinte à la responsabilité morale. La privation de droits et plus largement l’exclusion sociale font naitre chez le sujet le sentiment de « ne pas avoir le statut d’un partenaire d’interaction à part entière », c’est-à-dire d’être un partenaire doté des mêmes droits moraux que ses semblables. Le sujet est blessé dans son désir d’être reconnu comme un sujet capable de former un jugement moral. Refuser à quelqu’un un droit, c’est ne pas lui reconnaitre le même degré de responsabilité morale qu’aux autres et l’atteindre dans le respect qu’il se porte à lui-même ; ce qui provoque la mort sociale. A titre d’exemple, les autorités rwandaises ont recensé, mercredi 28 février 2018, sept cent quatorze (714) églises et une mosquée qui ne répondent pas aux normes de sécurité et de salubrité du pays et aussitôt ordonné leur fermeture. À l’annonce de cette mesure qui devrait entrer en vigueur le jeudi 1er mars, certains responsables religieux ont exprimé leur désapprobation et ont commencé à mener une lutte médiatique désespérée pour la reconnaissance. En fait la plus part de ces édifices appartiennent à de nouvelles dénominations qui se sentent sous-estimées et qui réclament d’être reconnues comme elles sont au niveau du droit surtout.

Enfin, on appelle offense, ou atteinte à la dignité d’autrui, le dénigrement des modes de vie individuels et collectifs. Le déclassement social va donc de pair avec une perte de l’estime de soi car l’approbation sociale d’une forme d’autoréalisation à laquelle la personne était parvenue lui est brusquement refusée. Il ne s’agit pas de mort psychique ici, ni même de mort sociale mais de blessures et de mortifications. Occasionné affectivement par les émotions négatives qui accompagnent l’expérience du mépris, la lutte pour la reconnaissance est un principe dynamique, qui opère à un double niveau. Chacun n’étant soi-même qu’en tant qu’il est pour les autres conformément au modèle africain de “I am because we are and since we are, therefore I am”[26], il tente alors d’obtenir des autres la reconnaissance et la confirmation de son identité. L’espace social est par là-même un espace intrinsèquement conflictuel, mais c’est aussi l’espace qui est susceptible de garantir à chacun, et de manière égale, l’accès à l’estime. Chacune des trois formes étant conflictuelle, elle porte aussi un potentiel de développement qui précipite le passage à la forme suivante : la lutte mène de l’amour au droit et du droit à la solidarité. La solidarité provient du fait que pour parvenir à établir une relation ininterrompue avec eux-mêmes, les sujets humains ont besoin : (a) de faire l’expérience d’un attachement affectif sécurisé, (b) de faire l’expérience d’une reconnaissance juridique, (c) de jouir d’une estime sociale qui leur permet de se rapporter positivement à leurs qualités et leurs capacités concrètes. Mais pour de Mello[27], au lieu d’encourager les individus à aller dans le sens de la lutte pour la reconnaissance, il faut les éduquer dans le sens de l’indépendance vis-à-vis de l’oppresseur, car le renoncement à la perspective de l’appréciation, de la gratitude des hommes est plus que récompensé par celle des dons de Dieu à venir. De même, la grandeur de la personne qui a acquis la maturité, qu’elle soit spirituelle, morale ou humaine est de donner ce qu’il a de meilleure pour bâtir un monde juste et fraternel sans attente de reconnaissance et de gratitude. Si donc chaque groupe enseignait à sa jeune génération de faire du bien suivant ses possibilités, de veiller à s’estimer réciproquement, comme des partenaires sociaux, se référant à des valeurs et à des fins communes, ils grandiraient dans la prévention de précipiter l’autre dans la lutte pour la reconnaissance contre l’injustice ressentie.

Pour conclure, les jeunes apprennent que la dévaluation affecte négativement l’identité du groupe en l’éloignant des autres tout en l’enfonçant dans la lutte pour la reconnaissance tandis que l’appréciation et la reconnaissance rapprochent les personnes les unes aux autres. Par conséquent, la discrimination est source de violence, tandis que la collaboration exempte de rivalités est constructive. Les exercices d’appréciation et de travail en groupes pour la réalisation d’un projet commun constructif, avec des précisions des contributions particulières, sont de bons outils pour bâtir les compétences des artisans de paix.

4.2 Education à la collaboration, à l’empathie, à la compassion
Eduquer à différencier le don de l’intérêt emmène la personne à faire des choix et à réussir dans les relations avec les autres. Par le choix du don de soi, le but d’une relation est de décider quelle part de vous-même vous aimeriez voir apparaître et non de quelle part de quelqu’un d’autre vous pouvez vous accaparer. Par le choix de l’intérêt, on tombe dans l’échec des relations humaines qui provient d’une mauvaise motivation ou de la peur de perdre l’autre puisqu’on entre dans une relation en ayant à l’esprit ce qu’on peut en tirer, plutôt que ce qu’on peut y apporter. Eduquer à la paix consiste donc à accompagner l’individu dans les choix qu’il fait au niveau relationnel pour qu’il dépasse son amour-propre et qu’il grandisse dans l’amour des autres (1Cor 13, 1-13).

Les relations personnelles ne devraient pas se limiter aux personnes proches mais devraient embraser la nation entière, le continent entier et enfin le monde entier parce que c’est cela qui témoigne de la maturité de la personne qui a acquis la fraternité humaine qui oriente l’individu à aider sans rien attendre de retour car elle est la condition de la réalisation de la justice. C’est cette dimension du don que nous appelons le niveau du don inconditionnel qui est psychologiquement différent du don intéressé. Il s’agit de développer l’empathie, non pas seulement des personnes proches mais aussi à distance, car il n’est pas naturel de s’inquiéter de la souffrance des gens éloignés. Quand de ce sentiment empathique la personne cherche des solutions pour atténuer la souffrance de l’autre, c’est la compassion.

Johansen[28] explicite combien les chrétiens qui se réclament réalistes en soutenant des guerres dites justes[29], et ceux qui se croient pacifistes tout en restant passifs face à la misère humaine, manquent à leurs responsabilités sociales. L’auteur montre d’abord combien il est difficile de vérifier les critères d’une guerre juste. De plus, la préparation de ces guerres et leurs réalisations consomment une fortune qui pourrait être utilisée pour réduire le taux de pauvreté et réduire ainsi le taux de violence dans le monde.

Ensuite, l’auteur montre combien en mettant en pratique leurs croyances, les pacifistes devraient faire des efforts pour éradiquer la pauvreté, assurer l’accès de tous à une bonne éducation et promouvoir la justice dans le monde. Ils ne devraient pas penser seulement à la mort infligée par des armes, mais devraient aussi lutter contre les systèmes économiques et politiques qui tuent indirectement[30].

En conclusion, au lieu de soutenir des guerres dites justes, au lieu d’être passifs devant la souffrance de l’autre, la voie maîtresse est de soutenir l’éducation à la paix, en commençant par promouvoir dans les textes scolaires et académiques la connaissance de sa culture et celle des autres ainsi que le respect des droits humains, la promotion d’esprit critique dans la coopération internationale et dans la résolution pacifique des conflits.

4.3 Apprentissage de bonnes habitudes de résoudre les conflits pacifiquement
Staub[31] expose différentes possibilités pouvant inspirer un changement des habitudes de faire souffrir en habitudes de servir et de s’occuper de l’autre. Il part pour cela des études réalisées en psychologie du développement.

4.3.1 Eduquer à la paix par la satisfaction des besoins fondamentaux
Selon Staub[32], certaines conditions conduisent à satisfaire ou à frustrer les besoins fondamentaux. Rappelons ici que les besoins fondamentaux de Maslow sont hiérarchisés de bas en haut de la manière suivante : les besoins physiologiques, les besoins de sécurité, les besoins d’appartenance, les besoins d’estime et les besoins d’accomplissement ou d’autoréalisation. Sachant donc que la satisfaction des besoins de tous les groupes et de toutes les nations est affectée par des liens positifs entre eux tandis que l’insatisfaction est associée à la violence, les parents, les éducateurs et toutes les Institutions nationales ou internationales devraient investir dans ce qui contribue aux intérêts de tous, car les besoins sont communs à tous, même si la manifestation du manque de satisfaction dépend du niveau de vie et du degré de l’individu ou de la société dans la montée de l’échelle des besoins. Ceci correspond à la constatation de Lazzeri et Caillé[33] qui, en commentant la philosophie sociale d’Honneth[34] sur la reconnaissance, montrent que les causes des conflits des sociétés modernes ne portent plus tellement sur les inégalités sociales comme c’était dans les deux siècles derniers mais que l’essentiel du conflit moderne porte sur la revendication de la reconnaissance par les minorités. Tout le monde veut d’abord voir reconnue et respectée son identité, à la fois et indissociablement individuelle et collective. Avec les élaborations de Mead sur le projet de vie, Honneth distingue trois sphères et trois formes de la constitution de l’identité personnelle et de la reconnaissance. La première correspondait à ce que Hegel analysait sous la rubrique de l’amour en incluant les relations familiales et l’amitié, bref, la sphère de la sociabilité primaire ; la deuxième est du domaine du droit et la troisième de celui de la solidarité déployée au sein de la communauté politique.

Les différents modèles de reconnaissance distingués par Hegel, écrit Honneth, peuvent être compris comme les conditions intersubjectives dans lesquelles les sujets humains s’élèvent à de nouvelles formes d’une relation positive à soi. Le lien entre l’expérience de la reconnaissance et l’attitude du sujet envers lui-même résulte de l’intersubjective de l’identité personnelle : les individus ne se constituent en personnes que lorsqu’ils apprennent à s’envisager eux-mêmes à partir d’un point de vue d’un « autrui » approbateur ou encourageant, comme des êtres de qualités et de capacités positives. L’étendue de telles qualités - et donc le degré de cette relation positive à soi-même - s’accroit avec chaque nouvelle forme de reconnaissance que l’individu peut s’appliquer à lui-même en tant que sujet.

Nous référant à l’échelle des besoins de Maslow entendus dans le cadre de la psychologie pédagogique et nous enrichissant des idées de la reconnaisance de Honneth allant dans le cadre de la philosophie morale et sociale, nous sommes en mesure de dire que les adultes de cette génération nécessitent une rééducation en valeurs de la paix pour qu’ils soient capables de permettre aux jeunes générations d’accéder à la reconnaissance dans tous les niveaux et d’échapper à leur frustration qui engendre la violence, s’exprimant dans la réciprocité négative ou la vengeance.

Pour que l’enfant acquière donc ses potentialités de faiseur de paix, il faut qu’il soit éduqué dans les conditions favorables, comme l’acquisition de bien-être physiologique, la non violence physique et morale, l’affection chaleureuse des parents, des éducateurs et des pairs, le respect envers lui-même et les autres, la possibilité de promouvoir ses connaissances, ses compétences et ses valeurs. L’enfant a aussi besoin de conseils simples et efficaces comme l’explication des règles de vie et l’importance du respect des autres, de s’occuper de leurs besoins et de se dépenser pour eux sans rien attendre de retour.

4.3.2 Eduquer à la paix par l’apprentissage de la médiation des conflits
Uwimanimpaye[35] propose les neuf étapes suivantes dans la médiation scolaire comme chez les adultes : créer une atmosphère agréable en expliquant les principes de la résolution des conflits, clarifier les perceptions en écoutant attentivement chaque intervenant, fixer l’attention sur les besoins personnels et partagés des antagonistes, apprendre à construire un pouvoir positif partagé, apprendre du passé pour bâtir un bon avenir, proposer les options possibles des actions à envisager, examiner la faisabilité de l’action, faire de bons gains mutuels et des sacrifices pour que la solution soit durable, célébrer publiquement la réconciliation pour une réhabilitation des présupposés coupables dans la société.

i. Créer une atmosphère agréable
Les médiateurs se présentent et donnent la règle du jeu en disant par exemple : nous nous appelons…, nous sommes médiateurs, nous ne sommes pas ici pour vous juger, mais pour vous aider à trouver la solution à votre problème. Toute personne qui veut intervenir le pourra à condition d’attendre que nous lui accordions la parole. Dans ses paroles, elle se gardera d’employer les mots grossiers qui blessent l’estime de l’autre.

 De nombreuses normes sont définies par la voie de la palabre car l'intérêt de la communauté entière, y compris celui des défunts, est pris en considération. C’est pour cela qu’une introduction par la prière invitant pour assistance Dieu et les saints dont les ancêtres, qui nous ont légué la vie est propice dans certaines circonstances. Nous sommes les descendants de nos ancêtres, créés par Dieu par amour, qui leur a inspiré bien des choses pour la conservation et la promotion de la vie. Ils ont pu faire des erreurs, parce que créatures faillibles, mais cela ne constitue pas un motif suffisant pour se couper d’eux. Les participants de cette palabre sont les membres de la communauté qui connaissent bien leur peuple et qui sont intégrés dans l'expérience de la communauté. En conséquence, leurs arguments ne sont pas des abstractions, mais portent un caractère concret lié à la situation.

ii. Clarifier les perceptions
Seuls, les concernés, premièrement celui qui a apporté la doléance, sont appelés à dire ce qui a été fait, à quelle hauteur cela a été un problème et pourquoi. A la manière d’une palabre, ceux qui ont assisté à l’acte conflictuel donnent leurs témoignages. A toute la communauté présente la parole est donnée surtout pour poser des questions de clarifications.

iii. Fixer l’attention sur les besoins personnels et partagés
Si les disputes sont autour d’un objet recherché par les deux personnes ou deux groupes, la discussion sera orientée vers la recherche de ce qui est optionnel, c’est-à-dire ce qui est de d’intérêt personnel pour le différencier de ce qui est de l’intérêt commun et donc à défendre davantage. Les personnes en conflits prennent un temps de méditation pour peser les valeurs qu’elles pensent être ignorées ! Suis-je en train de me bagarrer pour de vraies valeurs ou pour des préférences? Si les personnes ont des valeurs différentes, on se pose la question sur l’importance de l’une ou l’autre de ces valeurs dans les relations. Est-ce une valeur qui unit ou qui sépare?

iv. Construire un pouvoir positif partagé
La question du pouvoir, de la supériorité du groupe ou d’un individu sur un autre, de l’hégémonie d’une culture sur les autres, engendre un anéantissement de la part de celui qui est opprimé de façon qu’en voulant échapper à l’oppression, le recours à la violence devient une solution facile.

« Construire un pouvoir positif », c’est lutter contre un pouvoir négatif caractérisé par le fait de rehausser son pouvoir et avoir tous les avantages, ignorer le partage avec l’autre, maintenir la situation sous contrôle, mettre en jeu la loi du tout ou rien où celui qui gagne a tout et celui qui perd le pouvoir perd tout, même la vie. Dans un pouvoir positif, tous les talents sont encouragés pour construire, inventer, trouver des solutions aux obstacles. C’est «un pouvoir avec» l’autre, et non au-dessus de l’autre.

v. Regarder l’avenir et apprendre du passé
En tant que philosophe rwandais, Alexis Kagame[36] a pensé à un arrière-plan historique et culturel nécessaire pour s'inscrire dans le contexte africain de la philosophie. '' Si quelqu'un ne vient pas de derrière lui, où ira-t-il? '' (Udaturutse nyuma ye yagana he?). La question de Kagame est basée sur le contexte de l'expérience du raisonnement, la philosophie authentique de chaque peuple ne peut pas être sans son locus de pensée particulier. Ainsi dans la résolution des conflits, le recourt aux expériences passées (positives et négatives) peut donner une lumière fiable dans le présent.

Qu’est-ce qu’on peut faire dans le présent pour arriver à des solutions sages qui nous assureront un bon avenir? C’est ici que le pouvoir du pardon peut se manifester, car en regardant les fautes commises dans le passé, on trouve que d'une manière ou d'une autre chacun de son côté a contribué à créer des situations conflictuelles. Pardonner les mauvais comportements du passé peut procurer une fondation forte pour bâtir les étapes positives du présent et du futur. En réalité, le pardon est un don généreux que l’on fait à l’autre et qui révèle ma propre capacité de m’assumer, de me prendre en charge, de diriger moi-même ma vie, au lieu de la faire dépendre du comportement des autres ou des circonstances. Par conséquent, il n’y a que des personnalités fortes, sûres d’elles-mêmes, qui peuvent pardonner aux autres. On ne doit par conséquent accorder le pardon que lorsqu’on a vraiment pris conscience de sa force intérieure, jamais à la légère ni à la va-vite. Donc au lieu d’apparaître comme une faiblesse, le pardon est une force libératrice de soi.

vi. Proposer les options possibles
Chaque personne qui a une solution la propose; on accueille toutes ses possibilités sans exception aucune. Les solutions sont en relation avec les problèmes à résoudre.

vii. Examiner la faisabilité de l’action
Il faut faire l’analyse des solutions en privilégiant celles susceptibles de porter une solution à long terme, qui puisse préserver de bonnes relations entre les personnes et par conséquent la bonne santé de la communauté ou de la société.

viii. Faire de bons gains mutuels et des sacrifices
Ne pas oublier de balancer les solutions, afin de ne pas retomber dans la situation antérieure où la partie frustrée risquerait d’investir ses efforts dans le but de reconquérir le pouvoir, par la violence. Afin de prévenir la rechute dans le cycle de la violence et d’épargner la communauté des actes de violence meurtrière, il faudra procéder de manière à ce que tous puissent en sortir vainqueurs, c’est-à-dire sans perdre de face, pour collaborer à défendre la vie et la prospérité de tous. C’est cela la philosophie de fond de la palabre africaine, tant décriée comme simple verbiage : on peut s’entretenir des semaines, des mois sur un même sujet jusqu’à ce que l’on arrive au consensus. En ce moment-là, la définition finale appartient à tous, elle devient un bien commun, une valeur commune et la victoire de tous.

ix. célébrer publiquement la réconciliation
Le sens profond de la célébration publique consiste à réhabiliter le coupable et l’intégrer dans la société solennellement, ce qui arrête toutes les rumeurs et tous les projets de vengeance et d’hostilité à son égard, et à l’égard de sa progéniture.

Pour expliciter ce point final du processus de médiation des conflits, nous allons prendre quelques pratiques de la thérapie systémique africaine interprétée psychologiquement par Panu[37] et les appliquer aux cérémonies de réconciliation entre les victimes du génocide et leurs offenseurs au Rwanda. Par exemple, la fin de toute grande thérapie en Afrique traditionnelle (celle d’un trouble grave comme la folie ou le génocide au Rwanda) est marquée par une cérémonie solennelle à laquelle les membres de la famille du patient et tous ceux qui de près ou de loin ont été supposés impliqués dans la genèse du problème sont convoqués. Pendant la cérémonie, on chante, on danse et on mange. Le tout se passe dans une atmosphère d’intense échange émotionnel favorisé par la technique de dramatisation à laquelle recourt le thérapeute ou dans notre cas le médiateur ou le prêtre.

Ce rituel qui peut paraître comme une simple cérémonie folklorique répond à la théorie sur la maladie grave, qui est dans notre situation la pathologie sociale, sur ses causes et sur ses conséquences ou effets. La maladie ayant impliqué toutes les composantes de la société humaine, c.-à-d. les vivants et les morts et parfois les esprits, le milieu social et la nature en tant que telle, et le Vivant par excellence (Dieu), il faut que toutes ces composantes soient présentes à la cérémonie qui marque le retour à la vie normale du membre qui avait été malade, c.-à-d. à sa réintégration dans le flux vital que la maladie avait perturbé et affaibli.

Le rite réunit ainsi l’univers tout entier, le ciel et la terre, le jour et la nuit, les vivants et les morts, les humains et les esprits. C’est une réconciliation universelle, une vraie liturgie cosmique. Ce rite final se clôture normalement avec le rituel de l’exorcisme du mal, ayant un rôle thérapeutique évident : le rôle de prévention pour l’avenir. Celle-ci ne vaut pas seulement pour le membre qui vient de guérir, mais pour tous les autres aussi. Tous sont explicitement conviés à renoncer au mal, au génocide en particulier, et à se conformer au respect des règles sociales garantes d’une vie longue et heureuse.

4.4 Apprendre par imitation ou par modelage
Le jeunes ont besoin des modèles, c’est pour cela que les conseils des sages sont appréciables dans n’importe quelle société. Percevoir de bonnes attitudes à développer, à l’exemple de personnages qui ont réussi dans la vie à être eux-mêmes sans cesser d’être avec les autres est un édifice solide dans l’éducation à la paix. En effet, la création d’un monde non violent, soucieux des autres, bon et fraternel demande selon Staub[38] des mots et des images qui humanisent ainsi que des modèles de personnes qui, dans leurs vies, ont dépassé les limites de leurs groupes pour sauver les autres. Ce sont ces personnes qui, en agissant comme elles-mêmes, peuvent rappeler les jeunes à leurs responsabilités sans les blesser ni les humilier.

Ce niveau de maturité des personnes réalisées, qui n’utilisent plus leur force humaine ou leur puissance pour changer les autres, c’est-à-dire qui ne trahissent pas leur vraie image n’est pas seulement une affaire personnelle. Dans l’éducation des jeunes, il faut respecter les apports de la culture, les relations entre les groupes, l’existence et la nature des communautés locales qui donnent des cadres dans lesquelles les individus vivent. Si le niveau des valeurs de l’éduqué est bafoué, il n’y a pas de changement possible. Autrement dit, si les interventions de l’éducateur remplacent de manière radicale l’inclination personnelle, le processus pédagogique se bloque et se détériore[39] pour expliquer que dans la relation éducative, chaque étudiant « doit se sentir accueilli et aimé pour ce qu’il est, avec toutes ses limites et ses potentialités» (Pape François)[40].

Tous les modèles, toutes les cultures, qui nous enseignent à faire la paix avec les autres sont donc à encourager car le Christ que nous suivons comme chrétiens n’a pas peur de rendre témoignage à la vérité (Jn 8, 37). C’est là que réside la conversion ou le changement que Rohr[41] propose aux chrétiens pour être artisans de paix.

4.4.1 Education morale et religieuse
L’éducation à la paix suggère d’apprendre aux jeunes à puiser la force dans leurs croyances internes, par exemple les valeurs de justice et de paix, véhiculées par les parents ou la religion en vue d’éviter l’isolement qui est un indice d’attraction de la violence.

L’éducation morale qui inculque le courage moral et les valeurs religieuses d’entraide mutuelle est à encourager. Pour éviter le repli sur soi, on préserve à l’éduqué le droit d’avoir l’estime de soi positive et la confiance en ses propres jugements pour être fidèle à ses valeurs tout en restant ouvert aux autres. Ce sont ces générations dotées, à la fois, du courage et des valeurs morales qui peuvent arriver à protéger le monde de l’inertie du système social, en activant les autres pour créer des liens constructifs intercommunautaires et internationaux. Comme le souligne Staub, l’existence de plusieurs organisations communautaires quelle que soit leur nature, est une force contre la violence, dans ce sens qu’elles tissent des liens entre elles, car plus elles sont nombreuses et variées, plus elles sont indépendantes du groupe dominant qui perpétue la violence[42].

4.4.2 Education au sens critique dans le choix des valeurs
La génération actuelle est menacée par une multitude d’informations passant par les médias pour imposer des systèmes de globalisation en oubliant que chaque jeune est unique et que son parcours doit s’éloigner de plus en plus de celui de ses pairs tout en restant en contact étroit avec eux. Les jeunes ne peuvent pas se retirer de ces liens avec le monde dans lequel ils vivent. L’important dans la construction des liens est de laisser la place à l’autonomie, car le jeune éduqué devra à la longue être capable de faire des choix, de prendre des décisions pour sa vie et d’en être responsable sans remplacer sa conscience par l’autorité, la communauté, les médias… L’autonomie et la relation sont les besoins fondamentaux pour tous les enfants et pour tous les adultes indépendamment de la culture. Notre point de vue pour l’éducation à la paix est qu’il doit y avoir un point d’entente entre ces deux valeurs parce que l’être humain, tout étant individuel ou unique, il est aussi une personne connectée en relation avec son créateur, avec les autres et avec l’environnement. La paix intérieure est donc le résultat de tout cet amalgame d’éléments complémentaires.

Conclusion
L’éducation à la paix est dans le monde actuel un sujet très préoccupant dans tous les domaines et dans toutes les confessions religieuses. C’est un don à accueillir mais aussi un art à développer.

Pour les chrétiens, nous avons montré que ce don gratuit demande la volonté continue de la méditation ou la contemplation pour aller chercher en nous-mêmes la source même de cette paix que le monde ne peut ni donner ni arracher. C’est une aventure qui consiste à se trouver en se perdant en Dieu.

La face active de la paix demande de bouger, de quitter nos assises pour nous éduquer afin d’éduquer les jeunes aux valeurs comme la connaissance de ses forces et de ses limites ainsi que celles des autres, pour l’aider à avoir la tolérance et l’appréciation du bien de l’autre. Le jeune apprend aussi par l’empathie que les besoins non satisfaits sont source de frustration et de violence pour cultiver les valeurs de compassion et de partage non seulement avec ceux qui sont proches mais aussi avec ceux qui sont éloignés. La technique de résolution pacifique des conflits est apprise pour intervenir en cas des conflits interindividuels ou intercommunautaires. Face à la globalisation, les jeunes ont tendance à suivre la modernité sans beaucoup se soucier de ce qui est essentiel pour leur vie. Les modèles adultes sont nécessaires pour témoigner aux jeunes que la paix est un idéal accessible et qu’elle nous est donnée pour être transmise aux autres sans exclusion.

Auteur:
Dr. Donata Uwimanimpaye, Catholic University of Rwanda (CUR).

Note de bas de page :
[1] Justin Kalibwami, Le catholicisme et la société rwandaise (1900-1962). Paris: Présence africaine 1991 ; cf. Donata Uwimanimpaye, Rôle de l'éducation à la paix dans le développement intégral de la personne : cas des communautés d'APAX au Rwanda. Thèse de Doctorat. Université de Fribourg/Suisse. 2010, Publication on-line. http://ethesis.unifr.ch)
[2] Dominique Nothomb, Un humanisme africain. Valeurs et pierres d’attente. Bruxelles : Lumen Vitae 1965
[3] Alexis Kagame, La Philosophie Bântu-Rwandaise de l'Être, Bruxelles: Académie Royale des Sciences Coloniales, Classe des sciences morales et politiques. Mémoires in-8vo, Nouvelle série, tome xii, fasc. 1, 1956 et La Philosophie Bantu Comparée, Paris: Présence africaine 1976
[4] Joseph Bishyanuka, Challenges to African Ethical Values in a Globalized World: A Rwandan Perspective, CUEA Press 2017
[5] Kagame, Philosophie Bântu-Rwandaise et Philosophie Bantu Comparée
[6] Constantin Panu-Mbendele, La « membralité »: Clé de compréhension des systèmes thérapeutiques africains. Thèse de doctorat: Université de Fribourg. 2005 Publication on-line. http://ethesis.unifr.ch.
[7] Oscar Bimwenyi Kweshi, Discours théologique négro-africain. Problème des fondements. Paris: Ed. Présence Africaine 1981
[8] Pietro Parolin, Le premier défi de l’éducation à la paix est de replacer l’humain au centre. 13. novembre 2015, Université pontificale Grégorienne, Rome, Italie. https://www.la-croix.com/Urbi-et Orbi/Archives/Documentation-catholique-n-2521-K/2015-11-13-1379957
[9] Benoît XVI, Éduquer les jeunes à la justice et à la paix, 1. janvier 2012, https://w2.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/messages/peace/documents/hf_ben-xvi_mes_20111208_xlv-world-day-peace.html
[10] Jean-Paul II, Message pour la Journée mondiale de la paix, 2004, n. 4, http://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/messages/peace/documents/hf_jp-ii_mes_20031216_xxxvii-world-day-for-peace.html
[11] Ervin Staub, The psychology of good and evil. Why children, adults and groups help and harm others. Cambridge: Cambridge University Press. 2003
[12] Andrew Newberg, Eugène D’Aquili, Vince Rause, Pourquoi « Dieu » ne disparaîtra pas. Quand la science explique la religion ». Vannes: Sully 2003 ; cf. Uwimanimpaye, Rôle de l'éducation
[13] M. Scott Peck, The Road Less Traveled and Beyond. Spiritual Growth in Age of Anxiety. New York: Touchstone. 1998
[14] Laurien Ntezimana, De la bonne puissance pour la justice et la réconciliation, éd. Pax Christi Grands Lacs. 2005)
[15] L’auteur invente ici une étymologie par analogie en transformant « meditari »- méditer- en « med-ire » : aller au centre (Ntezimana, De la bonne puissance).
[16] De 1981 à 1988 eurent lieu à Kibeho au Rwanda des “apparitions” d’une Dame et d’un Monsieur identifiés comme la Vierge Marie et le Seigneur Jésus par les voyants. Leur message principal consistait à exhorter les personnes à la prière et à la conversion pour prévenir la violence et la guerre.
[17] Le Kinyarwanda ou « langue du Rwanda. »
[18] “That is why I have to go into the wilderness, where I let God call me by my name to a deeper place. This is the peace that the world can’t give. But I promise you that is also the peace that the world can no longer take from you. This peace doesn’t come about because of anything we do right” (Richard Rohr, Simplicity: The Freedom of Letting Go. New York: The Crossroad Publishing Company. 2003, p. 184).
[19] Peck, Road Less Traveled
[20] « Women and men are rational but do not make a fetish of rationalism. They have begun to doubt their own doubts. They feel deeply connected to an unseen order of things, although they cannot fully define it. They are comfortable with the mystery of the sacred » (Peck, Road Less Traveled, p. 247)
[21] Daniel Bar-Tal, Yigal Rosen, Peace education in societies involved in intractable conflicts: Direct and indirect models. Review of Educational Research 79 (2), 2009, p. 557-575, cf. Uwimanimpaye, Rôle de l'éducation
[22] Une minorité n’est pas un rassemblement des minoritaires, mais l’ensemble formée par toutes celles et ceux qui sont tenus pour mineurs, c’est-à-dire considérés comme incapables de se servir de leur propre entendement sans être dirigés par un autre. Ils n’ont pas d’identité propre et celle qu’ils reçoivent leur est conférée par ceux qui sont majeurs. Une majorité n’est pas non plus une question quantitative, le regroupement des majoritaires, mais un modèle dominant, celui auquel le reste du groupe doit se conformer. (Revue des Sciences Religieuses 82 (1), 2008, p. 3).
[23] Bishyanuka, Challenges, p. 295
[24] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance. Paris: Ed. Du Cerf 2000 (1992)), interprété par Yannick Courtel, « La lutte pour la reconnaissance dans la philosophie sociale d’Axel Honneth », Revue des sciences religieuses, 82/1, 2008, p. 5-23.
[25] Le droit est constitué par l’ensemble des « exigences qu’une personne peut légitimement s’attendre à voir satisfaire par la société » dans la mesure où elle en est membre et participe à son ordre institutionnel (Revue des Sciences Religieuses 82 (1), 2008).
[26] John Mbiti, African Religion and Philosophy. N.Y. Anchor Books Doubleday 1970, cité par Panu-Mbendele, La « membralité », p. 83
[27] Uwimanimpaye, Rôle de l'éducation
[28] Robert C. Johansen, The politics of love and war. What is our responsibility? Journal of Religion, Conflict and Peace, Vol. 2. Issue 1, Fall 2008 http://www.religionconflictpeace.org/volume-2-issue-1-fall-2008/politics-love-and-war
[29] Thoughtful pacifists may also witness to the need for fundamental changes in the international system because the poverty perpetuated by the present international system kills more people, day after deadly day, than are being killed in war. (…). The ratio of income between the richest fifth of the world’s population to poorest fifth was three to one in the early 1800s. It was seven to one in 1870, eleven to one in 1913, thirty to one in 1960, sixty to one in 1990, and seventy-four to one in 1997 (Thomas W. Pogge, Human Rights and Human Responsibilities, in: Andrew Kuper (Ed.), Global Responsibilities: Who must deliver on Human Rights. New York: Routledge. 2005, p. 3-36).
[30] Staub, Psychology of good and evil
[31] Staub, Psychology of good and evil
[32] Christian Lazzeri, Alain Caillé« La reconnaissance aujourd'hui. Enjeux théoriques, éthiques et politiques du concept », Revue du MAUSS 2004/1 (no 23), p. 88-115.
[33] Honneth, La lutte pour la reconnaissance
[34] Uwimanimpaye, Rôle de l'éducation
[35]Cf. Bishyanuka, Challenges
[36] Panu-Mbendele, La « membralité », pp.287-288
[37] Staub, Psychology of good and evil
[38] Parolin, Le premier défi de l’éducation
[39] Discours du Pape Francois aux Membres de l’Union catholique italienne des enseignants, dirigeants, éducateurs
[40] Discours du Pape Francois aux Membres de l’Union catholique italienne des enseignants, dirigeants, éducateurs et formateurs  (UCIIM), 14 mars 2015, https://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/march/documents/papa-francesco_20150314_uciim.html
[41] Our Christ is so great that we know he has no fear of the truth. Hence as Christians, we have to have the freedom to integrate psychology, history and theology, anthropology and sociology: we needn’t be afraid of anything. As soon as we’ve found our center, we no longer have to defend our boundaries… I personally believe that only contemplative prayer can lead us to our center…At this place you will find freedom to confront science and technology and connect them with faith and morality (Rohr, 2003, p. 179).
[42] The existence of many and varied community organizations, whether religious or secular, helps fulfill the basic need for connection. The more they are, and the more varied in nature and accessible, the less dependent people will be on any one of them, and the less likely that they will passively remain part of an organization that becomes destructive (Staub, Psychology of good and evil, p. 533).

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